14/01/2010 L’Etonnante Aventure de la mission Barsac - Voyages Extraordinaires
L’Etonnante Aventure de la mission Barsac par Jules Verne paraît en 1919 aux éditions Hachette. Ce roman clôt la série des Voyages Extraordinaires.
Jules Verne meurt en 1905 mais en 1903 il entreprend un dernier manuscrit : Voyage d’études qui restera inachevé au bout d’une cinquantaine de pages, au début du cinquième chapitre. L’auteur y raconte l’arrivée à Libreville, capitale du Congo français, d’une mission parlementaire devant prendre part à un «Voyage d’études qui a pour but de décider si la Colonie doit être représentée au Parlement par un sénateur et un député ». Le style de Verne est bien présent dans ce récit : longue et minutieuse description des divers gibiers, poissons, légumes et fruits locaux servis au cours du banquet officiel de réception, catalogue botanique des fleurs et plantes exotiques ornant la table, historique très documenté, au deuxième chapitre, de l’exploration et de la colonisation du Congo, description physiognomonique des membres de l’expédition : son chef, l’ingénieur André Deltour, son géographe Louis Merly, ses deux parlementaires Isidore Papeleu et Joseph Denisart, que rien ne semble opposer vraiment. Quarante ans après Cinq Semaines en Ballon, son premier Voyage Extraordinaire, Jules Verne revient explorer l’Afrique. Il en profite, en passant, pour présenter, comme réalisé, son rêve de diffusion de la langue universelle, l’Espéranto, dont il nous dit qu’elle est enseignée dans ce territoire et de plus en plus parlée par les colonisateurs et les colonisés. La deuxième moitié du troisième chapitre est d’ailleurs un long panégyrique dédié à l’Espéranto, prononcé par Nicolas Vanof, spécialiste de cette langue et cinquième membre de l’expédition. Le ton du récit est pondéré, pédagogique, caractéristique du style de l’auteur, les propos sont respectueux des populations locales, « des noirs », « des indigènes », « des races […] intelligentes », un chef indigène « d’un de ces remarquables types des Bassoundi, la figure intelligente » qui de surcroit parle élégamment l’Espéranto. Tout ceci pour introduire ce qui va suivre.
On assiste au départ de la mission : « On foulait un sol où l’argile se mélangeait au sable. C’était un terrain rôti, pour ainsi dire calciné par les violentes ardeurs du soleil sur une région équatoriale. »
Nous n’en sauront pas plus sur les aventures qui surviendront lors de ce voyage d’études. Mais, vers 1910, Michel Verne prolonge, ou plutôt reprend, le manuscrit de son père pour en faire L’Etonnante Aventure de la mission Barsac. Jules Verne avait il laissé des indications quant à la suite de son récit ou en a-t-il parlé avec son fils ? Il n’y en a pas d’indications à ma connaissance. Toujours est il que Michel reprend, au sens de réutiliser, de continuer, mais aussi de retoucher le manuscrit inachevé de son père.
D’abord, il en fait le second chapitre de son livre, sous le titre original de Voyage d’études le faisant précéder d’un fait divers L’affaire de la Central Bank où il est question du cambriolage d’une banque londonienne au cours duquel disparaît aussi le directeur, Mr. Lewis Robert Buxton. Cette affaire finira par anéantir le vieux Lord Glenor Buxton déjà fort atteint par la mort de son autre fils, George, officier, tué en Afrique lors de la répression de la mutinerie d’un corps expéditionnaire anglais qu’il commandait et dont tout laisse à croire qu’il a été l’instigateur.
Ensuite il déplace le théâtre du récit vers le nord ouest, d’un territoire colonial à l’autre, du Congo français à la Guinée française, d’un bassin fluvial à l’autre, de celui du Congo à celui du Niger. Peut être parce que les conditions administratives de ces territoires ont changé depuis, peut être aussi parce que la Guinée, entre les années 1900 et 1911 fait davantage parler d’elle avec des expéditions militaires chargées de réprimer les nombreux soulèvements locaux. Pourtant Michel Verne, lors de ses recherches de documentation sur l’Afrique, avait bien précisé qu’il ne souhaitait que des documents historiques et géographiques antérieurs à 1905 pour rester dans le contexte du manuscrit de son père[1].
La composition de la mission parlementaire elle aussi va changer : les deux députés, nommés ici Barsac et Baudrières ont des personnalités plus tranchées, respectivement l’un est du Midi et progressiste, l’autre est du Nord et conservateur. Chacun des deux députés va en fait diriger sa propre mission, le premier vers la boucle du Niger, le second vers le sud. La mission Barsac, qui va faire l’objet de ce récit, se composera donc, outre son chef, du savant docteur Châtonnay, de Mr Poncin, fonctionnaire d’un ministère non précisé et statisticien farfelu, d’Amédée Florence, journaliste gouailleur et sensationnaliste de l’Expansion française qui sera le chroniqueur des évènements, auxquels se joignent au dernier moment une jeune femme, Mlle Mornas et son oncle-neveu Agénor de Saint-Bérain. Il se révèlera que Mlle Mornas est Jane Buxton la fille de Lord Glenor Buxton qui espère, sur le trajet de l’expédition, découvrir la vérité sur la mort de son frère George. Quant à Mr de Saint-Bérain, il est en fait le petit fils issu du premier mariage de Lord Glenor Buxton, ce qui fait logiquement de lui le neveu de Jane, plus jeune que lui de vingt ans, bien que, socialement, il paraisse préférable, étant donné la différence d’âge que Jane le présente comme son oncle, d’où des quiproquos comiques. Mr Poncin et Saint-Bérain sont d’ailleurs les deux personnages comiques du roman. Une troupe de porteurs africains, deux guides locaux, Tchoumouki, qui se révèlera être un traitre, Tongané, courageux et fidèle, complètent cette mission encadrée par un détachement de tirailleurs sénégalais commandé par le jeune capitaine Marcenay.
Très rapidement la mission va connaître des difficultés croissantes, traîtrises, tentatives d’empoisonnement, attaques des autochtones, ordre incompréhensible du Gouvernement Général du Sénégal au capitaine Marcenay de quitter la Mission Barsac et de rejoindre la garnison de Tombouctou avec son détachement, défection des porteurs. Barsac, Châtonnay, Poncin, Florence, Mlle Mornas-Buxton et Saint-Bérain finissent par se retrouver seuls et épuisés lorsqu’ils sont enlevés à bord de mystérieux engins volants.
Le ton du récit a lui aussi changé par rapport à celui du manuscrit d’origine. Il emprunte maintenant celui du discours colonialiste triomphant, paternaliste, méprisant voire franchement raciste : on y parle de « nègres », « ces braves nègres » qui s’expriment de la façon la plus caricaturale « moi y en a faire bon ragout » « toi donner argent », dont les villages « portent des noms absurdes », les femmes y « sont d’une laideur repoussante » voire « hideuses », formant des « populations infantiles » et se nourrissant « sans répugnance de véritables charognes en putréfaction. Pouah ! Et leur mentalité est à l’avenant. » C’est le style d’Amédée Florence, le journaliste à sensation de l’Expansion française, chroniqueur de l’expédition. Antoine Tshitungu Kongolo, romancier et poète, chercheur et spécialiste des écritures francophone, qui fait un excellent commentaire de L’Etonnante Aventure de la mission Barsac dans sa nouvelle réédition (augmentée de Voyage d’études) par les éditions de l’Harmattan[2], pense qu’il faut lire tout ça au second degré et qu’il s’agit en fait d’une critique implicite du système colonialiste par Michel Verne ; il reste quand même que le porte parole de tout ça est Amédée Florence, héro principal, supposé sympathique, du roman.
C’est dans la deuxième partie de son roman, Blackland, que Michel Verne s’exprime plus clairement (d’ailleurs, Amédée Florence, son porte parole, ne peut plus transmettre d’articles à son journal et écrit donc pour lui-même). Nos héros se retrouvent donc transportés, à l’est de la boucle du Niger, dans une cité idéale inconnue, digne par ses arrangements concentriques rationnalisés des cités platoniciennes et des phalanstères fouriéristes, sauf qu’ici les demi cercles, un paradis et un purgatoire, sont peuplés de bandits de la pire espèce et qu’ils encadrent en tenailles un troisième demi cercle, enfer pour esclaves africains[3]. Cette cité idéale a une double direction, exécutive et scientifique. Un despote aviné, Harry Killer, entouré d’un conseil de neuf membres, ses complices dans le crime, siégeant dans une forteresse, et un savant certes génial mais d’une naïveté coupable sinon pathologique, dirigeant une usine ultrasophistiquée et complètement close sur elle même où travaillent une centaine d’ouvriers spécialisés européens, venus de leur plein gré avec leurs familles, attirés par un contrat alléchant, qui n’ont pas compris qu’ils n’étaient eux-mêmes que des esclaves d’un nouveau genre. Du colonialisme triomphant (si telle était son intention implicite de le dénoncer), Michel Verne nous fait passer à un capitalisme impitoyable que son récit dénonce explicitement, encore qu’aux mains, dans ce contexte, d’individus sans foi ni loi.
Le personnage ambigu de l’ingénieur Camaret est à la source d’inventions révolutionnaires, ici mises aux mains d’individus sans scrupules : engins volants dont nous dirions de nos jours qu’ils sont à géométrie variable, voire même écologiques, applications diverses des ondes à haute fréquence dans le domaine de la transmission, de la télécommande, de la propagation sans fil de l’énergie électrique, de la maîtrise des manifestations météorologiques. Tout ceci n’est pas sans rappeler un autre scientifique original, historique celui là, qui se manifesta, à l’époque où fut écrit ce roman, dans son pays d’adoption mais aussi, de façon parfois sensationnelle, en Europe.
C’est aux inventions de Marcel Camaret et à leur contexte historique, scientifique et technologique que je consacrerai le prochain volume de mes essais de reconstitution des machines de l’œuvre vernienne (si l’on peut utiliser ce qualificatif) bien qu’ici le prénom de l’auteur ne soit plus Jules mais Michel.
[1] Lettres de Michel Verne à Jules Hetzel citées par Piero Gondolo della Riva « A propos des œuvres posthumes de Jules Verne », Europe, n° 595-6, nov.-déc. 1978.
[2] Jules Verne, L’Etonnante Aventure de la mission Barsac, suivi de Voyage d’études, (L’Afrique au cœur des lettres, Collection dirigée par Jean-Pierre Orban, L’Harmattan, Paris, 2005)
[3] L’architecture de Blackland, telle qu’elle est décrite dans le roman et illustrée par Roux, n’est pas sans rappeler la Saline Royale d’ Arc et Senans (Doubs, France) réalisée au XVIIIème siècle par Nicolas Ledoux.